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Des Ordres dans L'Archive

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Adi Ophir*
Affiliation:
Université de Tel Aviv

Extract

1. Les historiens évoluent rapidement entre trois registres différents de la réalité: l'Histoire, l'Archive et le discours. L'Histoire — pour reprendre l'expression de Sartre — est la totalisation détotalisée des choses passées ; l'Archive, corollairement, est la totalisation détotalisée des vestiges encore présents de l'Histoire ; et le discours est un champ d'action contemporain qui met en rapport la seconde avec la première et relève en vérité des deux. En tant que pratique, le discours est toujours déjà du passé, c'est-à-dire qu'il appartient à l'Histoire, mais c'est une activité dont les effets sont continuellement inscrits dans l'Archive. Dans le discours, ces trois registres du réel sont entremêlés par des actes d'interprétation et à l'intérieur d'un système de signification. Sémiotiquement parlant, l'Histoire, comme totalité de tout ce qui s'est vraiment passé constitue le domaine du signifié; l'Archive, en tant que totalité de tous les résidus que l'histoire a laissés derrière elle, est celui du signifiant. Il faut y ajouter les histoires, productions délibérées de l'activité discursive et médium dans lequel ce discours s'incarne.

Summary

Summary

History as the totality of that which really happened constitutes the domain of the (always absent) signified; the Archive as the totality of all traces history has left behind is the domain of the signifier. Historical discourse interprets Archive's signs in order to represent things of the past (now absent signifieds) within various narrational frameworks. The distinctions between history's three domains is elaborated into an anarchist view of historical discourse in which any historical interpretation may go. This view is then rejected with the help of Foucault's alternative notion of the archive. Instead of looking back for lost signifieds one reconstructs orders of signifiers which historical reality itself has produced and imprinted in its archives. Without abandoning the basic semiotic distinctions it is now possible to account for serious historical discourse that seeks the truth and examines narratives on the basis of how well they fit the evidence established by orders in the archive.

Type
Métier D'Historien, 3
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1990

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References

Notes

* La première version de ce texte a été suscitée par un essai provocateur de Daniel Milo, « Pour une histoire expérimentale » (dans ce numéro, pp. 717-734), et fut inspirée par une série d'entretiens que j'ai eus avec l'auteur sur la validité d'une histoire « possibiliste ». La présente version doit aussi beaucoup aux commentaires de Rivka Feldhay, de Jacques Revel, d'Alain Boureau, et de Paul-André Rosenthal, que je remercie.

1. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960; précédé de Question de la méthode.

2. Par «discours sérieux», j'entends discours produit par une recherche de la vérité, et dont l'ambition explicite est la production, la distribution, et l'examen critique des affirmations de vérité dans un domaine plus ou moins délimité de la réalité.

3. Ce n'est pas seulement la définition du « discours » donnée par Foucault dans l'Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969) et l'Ordre du discours (Paris, Collège de France, 1970) que j'ai en mémoire, mais aussi, peut-être surtout, la façon dont le discours est utilisé dans des travaux archéologiques plus anciens, particulièrement La naissance de la clinique (Paris, Presses Universitaires de France, 1963). Cf. Dreyfus, R. et Rabinow, P., Michel Foucault, Un parcours philosophique: au-delà de l'objectivité et de la subjectivité, Paris, Gallimard, 1984 Google Scholar, ch. 3.

4. Foucault, L'Archéologie du savoir, op. cit., pp. 169-170-171.

5. Goodman, Nelson, Ways of Worldmaking, Hackett Publication, 1978.Google Scholar Rorty, Richard, Philosophy and the Mirror of Nature, Oxford, Blackwell 1980 Google Scholar ; Conséquences of Pragmatism, University of Minnesota Press, 1982.

6. Pour une excellente analyse de la relation entre le visible et l'énonciable dans l'oeuvre de Foucault, voir Deleuze, Gilles, Foucault, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986, pp. 5575.Google Scholar

7. L'Archive est sans profondeur. Quelque stratifiée qu'elle soit, la strate dont on s'occupe est toujours à la surface.

8. Collinowood, R., The Idea ofHistory, Oxford University Press, 1956.Google Scholar Que l'historien travaille sur la longue ou la courte durée, que son oeuvre s'occupe d'un village ou d'une civilisation entière, il raconte des histoires. Quoi qu'en dise Furet, dont l'argument devrait être limité à un certain type de narration causale, une structure narrative de base semble être une caractéristique persistante du travail historique, quelles qu'en soient la méthode ou l'étendue. Voir Furet, François, L'atelier de l'Histoire, Paris, Flammarion, 1982 Google Scholar; et pour une critique récente, Allen Megill, « Recounting the Past », The American Historical Review, 94, 3 Juin 1989. Cf. Ricoeur, P., Temps et récit, Paris, Éditions du Seuil, 1983.Google Scholar

9. Que faudrait-il exactement reproduire pour obtenir le « même » sens ? Jusqu'à quel point la matérialité de la trace peut-elle être reproduite avant qu'elle perde son sens ou qu'elle en change ? Quels sont les effets des nouvelles technologies de l'information sur la matérialité des vestiges et la capacité du matériau à signifier ? Ces questions sémiotiques cruciales devraient intéresser l'historien et occuperont sans doute les historiens futurs de la période actuelle, mais elles se situent en dehors du domaine de cet article.

10. Cf. Daniel Milo, «Pour une histoire expérimentale», dans ce numéro, pp. 717-734. La première partie de mon papier est particulièrement redevable à l'essai de Milo. Je ne prétends pas, cependant, présenter fidèlement ici sa vision de l'histoire ; j'ai consciemment mis l'accent sur certains de ses thèmes, ceux qui font écho à des thèmes similaires dans les débats contemporains de la philosophie, de l'histoire intellectuelle, et de la théorie littéraire, afin de pouvoir les pousser jusqu'à leurs ultimes conséquences.

11. Benedictus Spinoza, Tractatus Theologico Politicus, ch. 7-13.

12. Gilles Deleuze, Foucault, ch. 5.

13. L'expression est de Dreyfus et Rabinow dans Michel Foucault : un parcours philosophique, ch. 5.

14. Foucault a abandonné ce terme rapidement après l'avoir introduit dans la Naissance de la clinique et Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, en raison peut-être de ses relents structuralistes, a-historiques. L'interprétation offerte ci-dessus est historique. Elle inclut l'insistance plus tardive de Foucault sur le pouvoir et n'implique pas l'idée d'un hiatus et d'un bond entre des épistémès consécutives ou la domination d'un ordre épistémique sur l'ensemble d'une civilisation ou une époque entière. Je ne pense pas que Foucault aurait jamais été — ou ait jamais été — porté à cette notion impérialiste, quoique limitée, de l'épistémè.

15. Foucault, L'Archéologie du savoir, op. cit., pp. 170-171.

16. Cf. La Naissance de la clinique, ch. 7-9; Raymond Roussel, Montpellier, 1973. Cf. Deleuze, Foucault, pp. 55-75.

17. C'est vrai même si ces idées et cette délibération appartiennent à ce qui est déterminé par des «lois” historiques, ou par des facteurs économiques ou psychologiques. Je n'essaye pas de développer un argument métaphysique, mais phénoménologique : sauf dans des situations rares et extrêmes, les gens se comportent comme s'il leur avait été possible d'agir autrement. Une idée, même vague, des actions alternatives possibles est toujours part d'une interprétation courante de la situation dans laquelle on agit et de ces moments de réflexion qui accompagnent l'action pendant qu'on l'accomplit. Tout le comportement n'est pas conscient, bien sûr, et certaines actions humaines n'impliquent pas la délibération mais sont en quelque sorte conduites « mécaniquement » ou « instinctivement ». Mais le spécialiste de sciences humaines doit expliquer cette portion de la conduite humaine — pourquoi elle est libre de délibération et pourquoi elle est accomplie de cette façon et non d'une autre — au moins en partie sur la base des comportements délibérés d'autres gens, en d'autres temps et lieux.

18. Ici, une réelle affirmation métaphysique est certainement sous-entendue: l'existence d'un ordre, de régularités dans des pratiques et d'obstacles à des pratiques est expliquée sur la base de l'existence et de l'efficacité de relations de pouvoir qui prennent certaines formes. Ces formes sont transitoires mais durent cependant suffisamment longtemps pour produire et reproduire des types de comportements. Mais, comme Foucault l'a démontré, il faut se garder de fétichiser le pouvoir, en en faisant une sorte de substance primordiale (cf. «Deux essais sur pouvoir et subjectivité», dans Dreyfus et Rabinow, 1986). Le pouvoir n'existe que quand on l'exerce et seulement comme relation entre des agents agissant qui peuvent résister, s'échapper ou miner par la subversion les relations de pouvoir dont ils sont prisonniers. C'est précisément ce qui rend l'ordre si fragile, et son maintien si coûteux, en termes de pouvoir. Cela explique aussi le fait que le pouvoir laisse des traces à travers les régularités qu'il forme, et est articulable, et historiquement repérable dans ces régularités seulement, sans qu'elles l'épuisent jamais. Une métaphysique du pouvoir (de l'espèce que Foucault s'est toujours gardé d'élaborer systématiquement) doit être développée plus avant pour justifier l'historiographie proposée ci-dessus. Deleuze a poussé la métaphysique foucaldienne à l'étape suivante, dans une direction que je trouve trop idiosyncratique (cf. Deleuze, Foucault, pp.77-130), mais je n'en connais pas de meilleure.

19. L'idée de « fusion des structures » est construite sur la notion gadamérienne de « fusion des horizons » (cf. H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1976, seconde partie, II, 2-3) et n'est en fait qu'une interprétation de cette notion, remplaçant la signification par l'action. Les limites de ce qu'un auteur aurait pu dire (ou poser comme question, ou affirmer comme réponse) sont remplacées par ce qu'un agent pourrait avoir fait, et un domaine indéfini de significations par un domaine spécifié d'action.

20. Peirce, C. S., Collected Papers, Cambridge, Harvard University Press, 1931-1958, vol. 2, pp. 265 Google Scholar, 620-625. Cf. U. Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1976.

21. Cependant, le tableau est plus compliqué. La distinction précise entre discours historique et archéologique ne peut être critiquement maintenue, mais on ne peut non plus en faire si aisément litière. La dépasser coûte cher. Pour ne faire de la différence entre la recherche historique et l'enquête archéologique qu'un problème de changement de perspective, une pierre angulaire de l'historiographie traditionnelle doit être systématiquement problématisée : l'art de raconter l'histoire.

22. Voir par exemple le symptomatique « Débat avec Michel Foucault » à propos de Surveiller et Punir, dans L'impossible prison : Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, réunies par Michelle Perrot, Paris, Éditions du Seuil, 1980.

23. Une interprétation violente est celle qui viole l'ordre dans le domaine de l'interprétable, qui n'est pas nécessairement l'Archive de l'historien, mais n'importe quel domaine d'interprétation. Cette définition de l'interprétation violente convient particulièrement à l'étude des textes et des objets d'art : qu'est précisément cet ordre, existe-t-il même, et à quel niveau d'activité culturelle (dans le texte lui-même, dans le discours, quelque part entre le texte et les lecteurs, ou au niveau de la Zeitgeist ou de la vie matérielle) ? Ces questions sont les enjeux du débat courant entre différentes écoles d'interprétation, essentiellement herméneutiques, marxistes, structuralistes et déconstructivistes.

24. La violence faite à l'Archive peut chercher sa justification en dehors du domaine de l'Histoire ou au travers d'une problematisation du concept d'Histoire lui-même. La Phénoménologie de l'esprit de Hegel viole l'ordre dans l'Archive au nom d'une raison absolue, totalisante; La Généalogie de la morale de Nietzsche fait de même sur la base d'une volonté de puissance omniprésente ; et l'histoire de la métaphysique vue par Heidegger est encore plus violente, affirmant que «l'historique» ne prend tout son sens qu'à l'intérieur d'une tradition d'«oubli de l'Être», et en hypostasiant sa «temporalité». Le cas de l'historiographie de Foucault est différent. Il emprunte et développe des éléments de la généalogie de Nietzsche d'une façon qui est historique d'un bout à l'autre. Il ne viole pas l'ordre de l'Archive pour y trouver une volonté de puissance métaphysique, mais présuppose l'exercice historique du pouvoir et en recherche les formes historiques. Foucault est le dernier parmi les philosophes à avoir, depuis les essais de Kant sur les Lumières et sur la Révolution française, et certainement depuis Hegel, compris l'histoire comme le terrain approprié de la spéculation philosophique ; mais il est aussi le plus conséquent dans son insistance sur la nécessité de philosopher à l'intérieur du domaine de l'Archive seulement. Cf. « Qu'est-ce que les Lumières? » Un cours inédit, Magazine littéraire, n° 207, mai 1984, pp. 35-39.

25. Nietzsche, Le gai savoir, livre IV.