L’iconoclasme fut, au xixe siècle, une composante essentielle d’une grammaire de l’action collective, mais aussi un mode d’expression des sentiments politiques et d’affichage des identités partisanes. Souvent clandestin, sporadique et séditieux, il pouvait également être planifié, systématique, officiel. C’est évidemment surtout à la faveur des grandes commotions politiques, notamment lorsqu’elles résultaient d’une mobilisation de type insurrectionnel, que l’iconoclasme prenait de l’ampleur : les vainqueurs célébraient leur triomphe en détruisant l’intégralité des marqueurs visuels au moyen desquels le régime déchu avait imposé sa présence dans l’espace public. On s’acharnait ainsi sur les empreintes d’une souveraineté tout juste abolie, parmi lesquelles portraits du monarque, bustes, cocardes, drapeaux ou inscriptions diverses. Sous les monarchies censitaires, l’iconoclasme politique se manifestait également, mais de manière plus diffuse, dans la sphère locale, à l’occasion d’altercations mineures, de règlements de comptes, de provocations séditieuses. C’est à cette question qu’Emmanuel Fureix a consacré une vaste enquête, importante contribution à l’histoire des cultures politiques à l’époque contemporaine s’appuyant sur une masse impressionnante de sources originales. L’ouvrage fourmille de récits d’actes d’iconoclasme, parfois microscopiques, toujours finement analysés et dont l’auteur parvient à dégager les enjeux et restituer le sens.
Dans la première partie du livre, E. Fureix rappelle que si l’iconoclasme a revêtu une telle importance après 1815, c’est d’abord en raison de la présence massive des images politiques, aussi bien dans l’espace public que dans la sphère privée. Très accessibles, elles constituaient autant de proies offertes à la fureur des iconoclastes. Cette prolifération, qui connut sous le règne de Napoléon III une brusque accélération, fut une dimension de la révolution médiatique amorcée au siècle précédent. À défaut de s’étendre sur cet aspect du problème, l’auteur mentionne le rôle des progrès techniques dans l’accroissement de la production de bustes, de figurines ou d’images imprimées. Les images à caractère politique pouvaient apparaître sur toute sorte de supports, y compris les ustensiles les plus communs. E. Fureix interprète cette démultiplication inouïe des portraits royaux ou impériaux comme une manière, pour des gouvernements qui se savaient contestés, de conjurer la fragilité des légitimités politiques établies. Si chaque régime organisait la diffusion et l’exhibition d’images officielles (s’exposant par là même aux outrages), il fallait aussi compter sur l’existence d’un océan de dessins, de portraits, d’insignes, etc., représentant une dynastie rivale ou un principe prohibé. Sous la Restauration notamment, ce type d’objets faisait fréquemment office de marqueur d’une identité politique. La diffusion de bibelots, d’images, de cocardes fut par exemple caractéristique du bonapartisme populaire. E. Fureix s’interroge à ce propos sur la persistance de croyances magiques associées aux représentations figurées dans un contexte de désenchantement et de désacralisation des images politiques. Les scènes d’intense ferveur populaire que provoqua, en 1814, l’exhibition de bustes de Louis XVIII paraissent attester la rémanence, au moins dans le Midi blanc, d’une fiction de la présence réelle du référent dans sa représentation. Dans le camp opposé, celui des adorateurs de Napoléon, le portrait du héros semblait comme investi d’une puissance propre. Cependant, nous dit l’auteur, ce type de rapport à l’image était à tout prendre résiduel.
La fréquence des actes d’iconoclasme traduisait également la profonde politisation de la société française. En outre, la coexistence, dans la France post-révolutionnaire, de légitimités concurrentes, établissait les conditions d’affrontements chroniques autour des symboles. Sous la Restauration, période à laquelle est consacrée la deuxième partie du livre, les disputes à propos des cocardes, drapeaux et autres signes politiques ne se limitaient pas à la scène parisienne, et les communes rurales les plus éloignées de la capitale en faisaient fréquemment l’expérience. Chaque changement de régime, en même temps qu’il provoquait la destruction à grande échelle des traces du gouvernement vaincu, s’accompagnait de l’exhibition d’emblèmes naguère séditieux, désormais approuvés. L’auteur insiste sur l’importance, sous Louis XVIII, de l’iconoclasme officiel. Il fut particulièrement brutal au début de la Seconde Restauration. Les monuments, les façades des bâtiments publics, les enseignes des boutiques firent les frais de cette vaste entreprise destinée à effacer toute trace visuelle de l’Empire alors que la monarchie semblait animée d’une véritable rage destructrice. L’iconoclasme avait quelque chose du défoulement haineux. Mais il s’agissait encore de laver une souillure, et cette politique d’éradication des signes proscrits alla jusqu’à l’organisation d’autodafés, le plus souvent à l’initiative des préfets : des objets datant de la Révolution ou de l’Empire, soigneusement collectés, furent brûlés en place publique et en présence de la foule en un bûcher expiatoire et purificateur.
L’iconoclasme de la Restauration fut également protestataire. La profanation des signes du pouvoir (cocardes ou drapeaux blancs, portraits du roi, etc.) était partie intégrante d’un répertoire élémentaire de la politique du peuple. Tout comme les cris séditieux, qui sans cesse retentissaient dans les rues, les casernes ou les débits de boissons, il s’agissait d’expressions dérisoires, inorganisées, épidermiques d’un sentiment de détestation des Bourbons. E. Fureix voit dans ces prises de parole dissidentes autant de défis lancés à la monarchie restaurée par ses adversaires anonymes, souvent des soldats démobilisés, parfois des cultivateurs ou des artisans. Il faudra une loi, définitivement adoptée le 9 novembre 1815, pour fixer le cadre de la répression pénale de ces gestes innombrables, produits de l’humiliation, du traumatisme et de la frustration. La chose était prise très au sérieux : ne vit-on pas, lors des débats préparatoires, des députés ultras aller jusqu’à proposer que la détention d’un drapeau tricolore fût punie de la peine capitale ?
La troisième partie de l’ouvrage traite de l’iconoclasme révolutionnaire en 1830, 1848 et 1870-1871. Dans ces contextes d’insurrection populaire et d’instauration d’une nouvelle légitimité, la destruction des signes s’inscrivait dans deux temporalités : celle de la fracture, au moment où s’opérait le basculement décisif, et celle de la régénération. E. Fureix propose une analyse fouillée de ces gestes et des réticences qu’ils pouvaient susciter en un siècle d’approfondissement d’une sensibilité patrimoniale (une police informelle des lieux remarquables fut par exemple organisée en février 1848, pour empêcher les pillages ou la détérioration des monuments). Au xixe siècle, le tabou du vandalisme réduisit considérablement le volume des destructions.
L’iconoclasme insurrectionnel était un mode d’affirmation de la souveraineté populaire, une manière pour le peuple triomphant d’occuper la scène révolutionnaire, de prendre possession de l’espace urbain. Cependant, l’auteur va beaucoup plus loin dans le déchiffrement des significations multiples de ces gestes, qui étaient aussi un défoulement émotionnel, la notification d’une rupture décisive dans le déroulement du temps historique, le moyen d’accélérer ou de rendre visible un transfert de souveraineté, de célébrer l’avènement d’un nouvel ordre, de purifier l’espace public, etc. Parfois encore, il s’agissait d’une simple bravade. La démonstration s’appuie sur quantité d’épisodes, pas seulement parisiens, les uns jusqu’ici ignorés, les autres fameux (le « jeu du trône » en février 1848, l’affaire du cheval de bronze de la place Bellecour, la destruction de l’hôtel Dosne le 12 mai 1871, celle de la colonne Vendôme quatre jours plus tard, etc.).
Si l’on peut observer une certaine continuité dans la grammaire des gestes iconoclastes, du fait de l’existence d’une tradition protestataire, chacun des trois « acmés révolutionnaires » étudiés offre cependant des spécificités. Après les Trois Glorieuses, c’est tout l’édifice théologico-religieux de la Restauration qu’on démantela, en abattant les croix de mission et les monuments expiatoires de la Révolution. Cet iconoclasme religieux atteignit son paroxysme le 14 février 1831, avec le sac de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et de l’archevêché. S’ensuivit une séquence de destruction systématique des fleurs de lys, dont l’apparition était interprétée comme la preuve de l’existence d’un complot légitimiste.
L’iconoclasme de 1848 ignora quant à lui les signes religieux, pour se concentrer sur les effigies du souverain et les emblèmes dynastiques. Mais l’histoire de la Seconde République fut surtout marquée, à partir de juin 1848, par l’ampleur d’un iconoclasme d’État, inspiré par la peur sociale. Le parti de l’Ordre au pouvoir organisa la traque systématique des signes subversifs. Les arbres de la liberté plantés au printemps disparurent ainsi du paysage. Enfin, dans les pages qu’il consacre à la Commune de Paris, E. Fureix décrit un iconoclasme, tardif, chaotique et dépourvu d’intention régénératrice. Un iconoclasme de justice punitive, en partie provoqué par la montée des violences versaillaises.
Au terme de cette enquête foisonnante et très documentée, E. Fureix propose de distinguer trois « régimes d’action iconoclastes ». Un régime de souveraineté associé aux conjonctures instables, où les possibles semblent ouverts : dans un tel contexte, l’iconoclasme des foules fonctionne comme un acte de souveraineté. Un régime de réparation, où l’iconoclasme est destiné à effacer ou à réparer la mémoire collective. Un régime d’effraction enfin, qui concerne les actes individuels de dissidence, « sans projection sur une souveraineté ou un futur inatteignables » (p. 330).