Prolongeant ses recherches antérieures sur Victor Duruy, Jean-Charles Geslot entend ici faire l’histoire d’un de ses livres, depuis sa conception (intellectuelle et éditoriale) jusqu’à son appropriation, en passant par la fabrication et la diffusion de l’objet imprimé. J.-C. Geslot propose de faire un pas de côté vis-à-vis des nombreuses monographies d’éditeurs ou de maisons d’édition pour montrer, à partir de son Histoire de France, qui est « un exemple, parmi d’autres, […] ce qu’est un livre en France au xixe siècle » (p. 9).
Moins spectaculaire que d’autres Histoire de France (on pense notamment à celles d’Henri Martin, de Michelet, de Thiers, voire à celle, plus tardive, de Lavisse), l’objet peut sembler aujourd’hui presque « banal », comme le répète à l’envi J.-C. Geslot. L’édition princeps de 1858 – qui paraît à la fin de l’année 1857 – de l’ouvrage de Duruy ne comporte que 2 volumes de 1 500 pages, quand celle de Michelet en compte 23. Le petit Lavisse est utilisé tout au long du xxe siècle, tandis que le « vieux Duruy » de Charles Péguy n’est plus réédité après 1913. Cette banalité se poursuit jusque dans la reliure, qui n’a elle-même « aucune originalité » et « n’est qu’un nouvel élément prouvant que cet ouvrage s’inscrit parfaitement dans les logiques industrielles du secteur du livre telles qu’elles sont déjà solidement établies dans les années 1850 » (p. 141-142).
En termes de production et de réception, le Duruy fait également pâle figure vis-à-vis de ses concurrents. Même si on compte 23 éditions du même ouvrage entre 1858 et 1913, il n’est publié qu’à 120 000 exemplaires, contre un tirage de plus de 2,2 millions pour l’Histoire de France de Madame de Saint-Ouen entre 1830 et 1880, sans parler des 13 millions du « Petit Lavisse » entre 1874 et 1920, soit « 100 fois plus que le livre de Duruy » (p. 215). Les deux volumes in-18 – en vogue depuis la « révolution Charpentier » – sont en outre vendus à 7,50 F (sans compter la reliure) à « une époque où les grands éditeurs ont mis sur le marché des livres à 3,50 F et 1 F » (p. 218). De fait, la révolution industrielle favorise la mécanisation des divers métiers du livre tout comme la démocratisation de l’imprimé. Cela explique que la société Hachette et Lahure aurait « fait 300 à 350 000 F de chiffre d’affaires sur l’ouvrage [de Duruy] en un demi-siècle », tandis que l’auteur récupère environ 85 000 F. Si l’Histoire de France n’est pas un best-seller, c’est indéniablement un beau succès.
Enfin, ainsi que le souligne J.-C. Geslot en introduction, son étude s’appuie sur d’autres « histoires d’un livre » récemment publiées, en particulier celle de Frédéric Barbier relative aux 26 éditions incunables de la Nef des fous de Sébastien Brant et celle – plus proche de son objet – de Nathalie Richard sur la Vie de Jésus d’Ernest Renan publiée à partir de 1863, parues respectivement en 2018 et 2015Footnote 1. La dimension micro-historique revendiquée s’inscrit ainsi dans le cadre d’une « histoire de l’édition […] à vocation globalisante »Footnote 2, chère à Jean-Yves Mollier. Autrement dit, l’ouvrage de J.-C. Geslot renoue avec l’histoire économique du livre des années 1980, associe méthodes qualitative et quantitative, analyses micro et macro, tout en participant aux grandes études récentes de l’histoire du livre.
En entendant s’attacher à ce « qui est commun » et mis « à la disposition de tout le monde », selon la définition que donne le dictionnaire de l’Académie française du terme « banal », l’auteur affirme « voul[oir] proposer une démarche plus originale, [en] pren[ant] l’histoire ‘par le petit bout de la lorgnette’ » (p. 10). Cela le mène à explorer tous les possibles, en termes de sources, de focales et de méthodes, et ce afin d’établir une « synthèse des recherches et des savoirs sur l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture » (selon un autre angle d’approche que celui adopté dans les précieux ouvrages classiques ou très récents en la matièreFootnote 3) et de fournir « une sorte de guide pratique, pour montrer aux étudiants, aux curieux, aux amateurs, comment se construit le savoir sur le livre » (p. 12).
Le chercheur explore toutes les sources possibles, qu’elles soient littéraires ou statistiques, administratives ou personnelles, disponibles dans les centres d’archives (nationaux, départementaux, locaux, publics ou privés) ou seulement mobilisées – et potentiellement mobilisables pour son objet – dans d’autres champs historiographiques, dépassant donc largement « l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture ». On passe ainsi notamment de l’histoire des techniques à l’histoire politique, de l’histoire économique à la sociologie de la lecture au sein de chacun des différents chapitres articulés autour d’un triple diptyque, suivant parfaitement la logique de la « chaîne du livre », et dont les acteurs sont le centre du propos : les auteurs et autrices d’une part (concepteurs), les gens du livre d’autre part (fabricants), les acquéreurs et/ou lecteurs enfin (récepteurs). Au sein même de ce plan tripartite représentant 6 chapitres vient s’insérer un chapitre 5 relatif au contenu même de l’Histoire de France de Duruy, qui constitue « une pause dans l’enchaînement des différentes étapes » (p. 12), suivant une pratique de Duruy lui-même dans ses propres ouvrages.
Ayant à cœur de sonder la représentativité du cas étudié, depuis la fabrication jusqu’à la diffusion, J.-C. Geslot soumet constamment ses données et calculs à un examen méticuleux. Ses questions sur ce que représentent ces chiffres ponctuent ses trouvailles et les interrogations qu’elles soulèvent, loin d’être rhétoriques, aident le lecteur de 2022 à mieux appréhender ces réalités au milieu du xixe siècle. L’auteur de L’histoire [de] l’histoire de France nous apprend ainsi le nombre d’heures pendant lesquelles l’historien du xixe siècle travaillait chaque jour à l’écriture (12 à 14 heures) ; celles nécessaires à la composition de l’ensemble des pages par les typographes (environ 3 000 heures) ; le nombre de journées de travail pour l’acheteur, rapportées aux kilos de pain ou aux litres de vin dont il devrait se priver, selon les métiers pratiqués. On entre ainsi dans la vie quotidienne de l’ensemble des acteurs et la matérialité de l’ouvrage.
De fait, de la même manière que F. Barbier s’intéresse à l’architecture de l’atelier d’imprimerie ainsi qu’à la matérialité de l’ouvrage de Sébastien Brant, J.-C. Geslot pousse les portes de tous les ateliers, cabinets de travail et de lecture. On apprend que Duruy, qui mûrit son projet dès les années 1830 – moment de vogue des Histoires de France –, travaille d’abord au Quartier latin puis à Villeneuve-Saint-Georges, n’empruntant que rarement dans les bibliothèques universitaires du centre de Paris – malgré son statut d’enseignant à l’École normale supérieure –, qu’il écrit dans une grande pièce hébergeant une belle bibliothèque personnelle, dans le silence, sans fumer, à la plume d’oie avant de se convertir à la plume métallique. On apprend également jusqu’au poids du livre, quand plusieurs entreprises « mineures » sortent de l’ombre, à l’instar notamment des ateliers de « brochage, satinage, reliure » – particulièrement féminins – ou des spécialistes du papier « caillouté » des pages de garde. J.-C. Geslot examine également les ballots envoyés à l’étranger tout comme les publics des bibliothèques, qu’elles soient publiques ou privées, réservées à l’élite ou ouvertes aux publics dit populaires, de France, des colonies ou d’ailleurs.
En suivant N. Richard peut-être, J.-C. Geslot, qui s’appuie sur les ouvrages de référence en matière de vulgarisation scientifique, s’intéresse non seulement à la genèse mais aussi à la réception de l’ouvrage. Ainsi, l’auteur montre que Duruy a été un véritable passeur. Influencé par Michelet, dont il fut le secrétaire, Duruy a cependant su prendre ses distances avec son maître pour livrer une interprétation toute personnelle du passé national, propre à l’époque et à son milieu social et familial. Son Histoire de France est le fruit d’un long travail, qui commence dans les années 1840, à destination de divers publics élitaires – scolaires ou bourgeois – et s’élargit au fil des éditions et des « produits dérivés » (versions fragmentées, publications en livraisons, etc.) au monde entier, grâce aux stratégies commerciales et aux réseaux Hachette, grâce aux politiques et aux souscriptions du ministère de l’Instruction publique (dirigé par Duruy lui-même) et ce dans le cadre d’une mondialisation grandissante d’un produit culturel phare, le livre.
L’interprétation toute patriotique et libérale – frisant une vision téléologique – que propose Duruy, cette « geste de la bourgeoisie, [ce] récit de son émergence et [de] son inexorable affirmation politique, économique, sociale et culturelle » (p. 219) ne répond ni aux canons des catholiques ultramontains ni aux idées socialistes de l’époque – ceux-ci se disputant, tout au long du xixe siècle, sur l’interprétation de la Révolution française. Les uns reprochent à l’auteur de l’Histoire de France ses réformes scolaires (enseignement de l’histoire, cours secondaires pour jeunes filles, etc.), les autres ne peuvent s’accorder avec lui sur sa lecture de la Commune. Les préceptes de Duruy ne sont pas pleinement suivis non plus par un Lavisse, qui n’aura pas assisté aux cours de celui qu’il admire. Pour autant, Duruy, qui se situe entre deux écoles historiques, la romantique et la méthodique, propose une version synthétique de la première intégrée par les tenants de la seconde, tant et si bien que son œuvre est canonisée, voire patrimonialisée à partir des années 1880-1920, si ce n’est jusqu’aux années 2020.
En poussant les portes des différents ateliers de « [c]ompositeurs, correcteurs, metteurs, imprimeurs, assembleuses, plieuses, brocheuses, relieurs […] relieuses » et autres (p. 144), J.-C. Geslot, on l’a dit, observe le rôle des acteurs et l’évolution des métiers du livre à l’heure de l’industrialisation. Une place particulière est également dévolue aux femmes, dont il interroge l’invisibilisation non pas dans un chapitre spécifique mais en filant le sujet tout au long de l’ouvrage. Ainsi, l’auteur essaie d’abord de restituer le travail des épouses de Victor Duruy, à côté des « prête-plumes » et autres collaborateurs, avant de s’intéresser aux ouvrières du livre que sont les brocheuses, plieuses et autres relieuses pour enfin faire, en s’inspirant du Pinagot d’Alain CorbinFootnote 4, un portrait fictif d’une lectrice paysanne potentielle de l’Histoire de France de Duruy. Pour autant, il y a peu de chance que Jeanne-Marie Martin, née Clément, ait pu ou voulu consulter le livre à la bibliothèque populaire du Bois-d’Oingt (ouverte en 1878), contrairement à la princesse russe, Ekaterina Leonidovna qui, selon Duruy lui-même, « a[ur]ait fait, à Saint-Pétersbourg, avec [ses] livres, son instruction historique » (p. 317).
Cet exercice d’uchronie souligne le « goût de l’archive » de J.-C. Geslot. De fait, il mène l’enquête, il fouille, s’impose des énigmes à résoudre, chaque fois plus nombreuses à l’ouverture d’un carton, à la consultation d’un article de presse, d’un rapport ministériel sur l’usage des livres d’histoire dans les diverses institutions, etc. Comme en témoigne le gonflement progressif des chapitres, il prend goût à interroger chacune de ses sources, à faire la critique interne et externe de ces documents, en croisant les données ; il s’amuse à élaborer des hypothèses pour les remettre en question ou les confirmer, à moins qu’elles ne mènent à de nouvelles interrogations. Bref, il prend plaisir à chercher et nous, à le voir cheminer. Ce livre n’est donc pas seulement l’histoire d’un livre, celle de son auteur, de son éditeur, de ses lecteurs, ni même seulement celle des ateliers des divers métiers du livre, relevant chacun d’un secteur d’activité (textile pour le papier, métallurgie pour l’imprimerie, chimie pour l’encre, couture pour la reliure, etc.) ; c’est également un livre qui ouvre la porte du bureau de l’historien de 2022 au travail, avec ses doutes – car « l’absence de preuves n’étant jamais on le sait la preuve de l’absence » (p. 133, note 25) –, mais aussi tous ses petits bonheurs de trouvailles qui font « le sel de la vie ».
En ce sens, le défi didactique et pédagogique posé en introduction est parfaitement rempli. J.-C. Geslot nous prend par la main, en toute bienveillance, se mettant à notre niveau tout en transmettant ses plaisantes anecdotes (parfois dans l’appareil de notes). Il ne manque pas de s’identifier aux acteurs du xixe siècle et propose quelquefois des comparaisons avec le monde d’aujourd’hui. Viennent ici l’évaluation des journées de travail en privation de kilos de viande pour s’acheter les volumes de Duruy, là – même si cela vient seulement aux pages 280-281 – l’estimation du franc du xixe siècle en euros, sans oublier la mise en regard du bureau de Duruy, envahi de plusieurs centaines de feuilles de notes manuscrites dispersées par terre, avec l’ordinateur bien rangé en dossiers et fichiers hiérarchisés de l’historien qu’il est. Les parallèles avec les méthodes informatiques actuelles sont régulièrement prises en exemple, et l’auteur de conclure sur le fait qu’« il y a vingt ans, avant l’arrivée d’Internet et des technologies de numérisation du patrimoine écrit et archivistique et de sa mise à disposition du plus grand nombre, une partie des questions posées […] n’aurait pas pu trouver de réponse » (p. 353-354). Si on entre ainsi dans l’ordinateur de J.-C. Geslot, c’est que son Histoire [de] l’histoire de France invite à la mise en abyme, pour réfléchir à la production d’un livre d’histoire en 2022.