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Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Machiavel. Une vie en guerres, Paris, Passés composés, 2020, 614 p.

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Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Machiavel. Une vie en guerres, Paris, Passés composés, 2020, 614 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Le dernier ouvrage de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini est le point d’aboutissement d’une longue collaboration, entreprise il y a plus de trente ans, autour de l’analyse et de la traduction commentée des penseurs politiques italiens des xve et xvie siècles, Jérôme Savonarole, François Guichardin et Nicolas Machiavel. Tout en se nourrissant de ces publications qui ont largement contribué à renouveler les études machiavéliennes, ce travail ne saurait être envisagé comme une synthèse. L’originalité tient ici à un choix de méthode dont les enjeux sont clairement explicités en introduction et qui justifie la parution de cette monographie au sein d’une riche bibliographie déjà consacrée à cet inépuisable sujet.

Deux lignes de force guident la reconstitution de cette œuvre-vie de Machiavel. La première est liée à la volonté de saisir le récit biographique par le prisme d’une analyse serrée des textes, ce qui implique d’envisager l’ensemble des écrits de Machiavel – quels que soient leurs objectifs, leur nature ou leurs formes d’argumentation – comme autant de sources biographiques. Bien loin d’un impératif abstrait, ce choix s’impose à la lumière de la carrière du « Secrétaire florentin » pour qui l’écriture, d’abord envisagée comme un instrument de travail, demeure un puissant levier de l’agir politique, même après avoir été éloigné de la chancellerie et de la gestion quotidienne du pouvoir. De là la nécessité de convoquer, aux côtés des œuvres majeures rédigées en exil, des formes d’écriture d’une extrême diversité – parmi lesquelles la correspondance, publique et familière, occupe une place de choix en tissant un fil rouge au sein du récit –, mais aussi d’articuler, de façon dynamique et sans cesse renouvelée, ces pratiques d’écriture et l’expérience singulière et concrète de cet homme d’action, de terrain.

Or cette expérience, inscrite dans le contexte troublé des guerres d’Italie, est avant tout marquée par la prégnance de l’état de guerre qui, envisagé à l’échelle aussi bien européenne que locale, menace la survie même de la République florentine. Le sous-titre vaut ici manifeste, en explicitant la seconde ligne de force qui anime le récit : l’ouvrage avance l’hypothèse que la guerre, déployée à l’extérieur et à l’intérieur des murs de la cité, constitue le principal horizon de la pensée, de l’écriture et de la vie de Machiavel. Dès lors, seule la reconstruction de cette conjoncture exceptionnelle, dans laquelle l’État risque de disparaître et la République de mourir, autorise à comprendre les enjeux des propositions de Machiavel qui, tout au long de sa carrière, n’aura de cesse de faire, de dire et de penser la guerre en investissant, voire en réinventant, des pratiques d’écriture dont le point commun est d’être toujours et inexorablement animées par une éthique de l’action, et ce malgré les revers biographiques.

La structure du livre reflète ce choix d’axer le récit autour des nœuds problématiques énoncés précédemment. La narration, procédant par touches successives, s’articule autour de quatre parties qui correspondent à des moments clefs où Machiavel s’attache à dire la République en guerre : d’abord en qualité de secrétaire public (1498-1512), puis en se constituant comme auteur et conseiller des jeunes républicains au moment de sa mise à l’écart (1512-1520) et de son retour momentané aux affaires (1520-1525) alors que la réalité du pouvoir médicéen nécessite une adaptation de la tension républicaine et, enfin, lors du dernier combat pour la liberté de l’Italie et la sauvegarde de l’État florentin (1525-1527).

Si le récit se déploie de manière chronologique, la narration échappe cependant aux impératifs du genre biographique. D’une part, les bornes temporelles sont ici repensées puisque le point de départ coïncide avec l’acte de naissance politique et professionnelle de Machiavel (à savoir le printemps 1498) et que le récit s’achève sur les dernières traces écrites qui nous sont parvenues – excluant d’emblée la question de l’histoire de la fortune de la pensée machiavélienne. D’autre part, au souci d’exhaustivité qui anime généralement le biographe se substitue le choix assumé de réserver une place marginale à certains pans de vie lorsque la documentation fait défaut (c’est le cas pour la formation de Machiavel, traitée en préambule, ainsi que pour sa vie familiale et affective abordée à la fin). Malgré l’adoption d’une focale biographique, le corpus se laisse par ailleurs volontiers déborder par cet objet d’étude : comprendre la spécificité des discours machiavéliens, la façon dont s’élabore la thématique du conflit intérieur et extérieur, suppose en effet des détours par l’ensemble de la production républicaine florentine du début du xvie siècle, par ce « laboratoire florentin » qui désigne ce bouillonnement de réflexions sur l’histoire et les institutions dans le contexte bouleversé de ces années.

Enfin la narration, tout en revendiquant une continuité et un ordonnancement dans la lecture, défie le principe d’une progression linéaire dans la mesure où les auteurs, en croisant à chaque instant les œuvres, les mots et les gestes de Machiavel, mobilisent un vaste réseau de sources invitant le lecteur à circuler de façon inédite au sein du corpus machiavélien. Aussi, au lieu de considérer ces expériences de vie et d’écriture de façon singulière, le livre s’attache à décrire les enchaînements de ce parcours biographique et intellectuel, à mettre en lumière la manière dont ces épisodes se succèdent et s’enchevêtrent afin de redonner une épaisseur historique et un sens à la carrière de Machiavel, sans pour autant chercher à imposer une cohérence qui ne pourrait être qu’artificielle.

Bien plus qu’une biographie donc, le Machiavel de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini impressionne par sa capacité à croiser les sources ainsi que leurs modes d’approches ; c’est de là que dérive le caractère inédit des thèses développées. Refusant toute hiérarchisation a priori des textes, les œuvres majeures (Le Prince et les Discours sur la première décade de Tite-Live) cessent d’être envisagées comme l’horizon interprétatif de cette œuvre-vie, ce qui permet au passage de battre en brèche le lieu commun d’un Machiavel théoricien éloigné du terrain, d’un lettré pour qui la pratique politique ne représenterait qu’une parenthèse avant de se consacrer à la rédaction d’une œuvre de théorie.

En effet, la partie la plus enrichissante et la plus novatrice est sans doute celle consacrée aux activités qu’il exerce à la chancellerie comme envoyé diplomatique et créateur d’une milice florentine ; non seulement en ce qu’elle repose sur une mobilisation étonnante des lettres publiques – désormais publiées dans l’Edizione nazionale delle opere di Machiavelli chez SalernoFootnote 1 –, traduites et examinées ici avec finesse, mais aussi parce que ces pages rendent pleinement compte de la gestation, longue et progressive, de la pensée machiavélienne, dont les œuvres majeures ne sont qu’un prolongement. On y comprend notamment comment progresse, depuis la déroute de la campagne de Pise et la création en 1506 d’une milice territoriale toscane, la conviction de devoir se doter d’armes propres qui ne cessera d’être brandie – et ce jusqu’à la veille du sac de Rome alors que Machiavel plaide pour la création d’une Ordinanza en Romagne – comme une nécessité militaire et politique dont dépend aussi bien la défense de l’État que la sauvegarde d’un régime. De la même manière, nombre de thèses surannées, telle l’opposition longtemps répandue entre le Machiavel « autoritaire » du Prince et le Machiavel « républicain » des Discours, sont passées au crible au nom d’une approche rigoureuse, capable de rendre compte de la porosité entre différentes formes d’écriture sans renoncer à la complexité des textes et à leurs ambivalences.

Cet ouvrage, destiné à un large public, ravira aussi bien le lecteur non initié que les spécialistes qui se voient invités à relire ou à découvrir l’extrême diversité du corpus machiavélien, souvent maladroitement réduit à quelques formulations décontextualisées. En se dégageant des exégèses, des simplifications abusives mais aussi plus généralement des débats érudits, les auteurs relèvent le défi de faire réentendre la voix d’un homme de plume et d’action, sans s’encombrer de la stratification infinie des discours préexistant. Au lieu de simplement évacuer les disputes interprétatives, le raisonnement s’attache à les rendre fonctionnelles à la compréhension des enjeux des textes, l’objectif étant de situer les débats et non de les résoudre de façon définitive. Aussi le livre (bientôt disponible en format poche chez Passés composés) vaut tout autant pour la subtilité des analyses que pour le plaisir de sa lecture où les notes, soigneusement réduites, évitent d’alourdir le propos.

Le résultat de ce parcours dans la pensée de Machiavel est de faire voler en éclat les représentations figées de ce penseur et acteur de la Florence républicaine, afin de faire affleurer un portrait morcelé et pluriel où le politique, grave et sévère, coexiste aux côtés d’un homme tour à tour léger, inconstant et railleur. Échappant à la tentation d’une biographie exhaustive, linéaire et cohérente (aporie s’il en est de toute entreprise biographique), J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, forts d’une longue fréquentation du corpus machiavélien et d’une connaissance profonde du contexte historique, parviennent à dégager ce qui en définitive apparaît comme la seule véritable constante dans la carrière de Machiavel : savoir se situer à contre-courant et bousculer les opinions communes dès lors qu’il s’agit de sauver la République en guerres.

References

1 Nicolas Machiavel, Lettere. Edizione Nazionale delle Opere di Niccolò Machiavelli, éd. par F. Bausi, Rome, Salerno, 2022.