Fruit d’une série de trois sessions tenues à l’International Medieval Congress de Leeds le 2 juillet 2018, l’ouvrage a pour fil conducteur l’usage de la Bible dans les discours sur le « Moi » et l’« Autre » au Moyen Âge, selon une perspective qui se veut transculturelle. Le livre inaugure d’ailleurs une nouvelle collection, « Transcultural Medieval Studies », spécifiquement dédiée à de telles approches. Trois espaces sont ici examinés successivement : le monde méditerranéen (péninsule ibérique et Proche-Orient), l’Europe latine et la Baltique. Il s’agit de mettre au jour les similitudes et les différences dans les usages de la Bible pour caractériser l’« Autre » au sein de ces espaces de contacts.
Le recueil met particulièrement bien en relief la manière dont les Écritures permettent de relier les histoires locales à celle de l’Église universelle. L’application de la notion de typologie biblique à des textes historiographiques médiévaux, qui a fait naguère l’objet d’un beau volumeFootnote 1, est largement reprise : de même que le Nouveau Testament accomplit les figures de l’Ancien, aux yeux des historiographes médiévaux, les événements dont ils sont les témoins prolongent et portent l’histoire sainte à son achèvement. Le procédé conduit à identifier le « Moi » au peuple élu des Écritures et l’« Autre » à ses ennemis.
La Chronique de Sampiro (xie siècle, nord de la péninsule ibérique) étudiée par Patrick S. Marschner dépeint le roi Alphonse III en second David et rapproche les musulmans des Ammonites ; les historiographes de la croisade de Livonie, auxquels s’intéresse Peter Fraundorfer, voient en ce territoire une nouvelle Terre promise ; selon la vision classique des chroniqueurs, rappelée par Sini Kangas, les Francs partis en croisade sont le nouveau peuple choisi par Dieu. L’Ancien Testament permet donc d’insérer l’histoire locale dans celle de l’Église universelle. Si le propos peut sembler relativement convenu, des cas plus complexes apparaissent, comme celui, étudié par Stefan Donecker, de Pierre de Duisbourg, qui associe les Lituaniens non pas aux ennemis d’Israël, mais aux Israélites ayant péché contre leur Dieu, rapprochement que l’auteur propose d’expliquer par le fait que les uns comme les autres vivent alors dans un « désert » : in solitudine.
Plus intéressant encore, la typologie peut être induite non par l’écriture des faits mais par la composition des manuscrits. En présentant quelques exemples de bibles médiévales, notamment hispaniques, Matthias M. Tischler montre de manière passionnante comment certains choix de composition traduisent une pensée typologique. La Bible de Santa María y San Martín de Albares du xe siècle insère ainsi la Vie d’un saint évêque local, San Froilán, entre le livre de Job et celui de Tobie pour signifier que cet « homme de Dieu » était bien un nouveau Job. De même, une famille de manuscrits des xiie et xiiie siècles, sans doute d’origine catalane, comporte une série de textes de nature eschatologique après les Psaumes, ce qui atteste les attentes messianiques qu’engendre la situation de conflit permanent avec Al-Andalus.
Les différentes contributions s’attachent aussi à souligner comment l’usage de la typologie biblique fait apparaître, pour le consolider, l’ordre social en place au sein des sociétés chrétiennes. S. Kangas met bien en évidence plusieurs lignes de force à partir de la documentation relative aux croisades. Alors que les textes écrits par des clercs suivent une perspective essentiellement vétérotestamentaire, les laïques se concentrent davantage sur les Évangiles, ce qui révèle une appropriation différenciée des Écritures en fonction des groupes sociaux.
Au reste, les chroniques se servent de la typologie pour souligner les hiérarchies sociales, les chevaliers de basse extraction étant par exemple peu caractérisés par des termes bibliques. C’est aussi aux différences sociales que s’intéresse Lydia M. Walker, en attirant l’attention sur l’usage que fait Jacques de Vitry d’un passage d’Ézéchiel généralement peu commenté par les exégètes : l’histoire des sœurs Ohola et Oholiba (Ez 23). Le récit est l’occasion pour le prédicateur d’associer hérésie et déviance sexuelle et de défendre les exigences de pureté sexuelle des clercs dans le contexte de la croisade.
L’ensemble du livre est cohérent et la plupart des articles mettent en lumière des phénomènes dignes d’intérêt, en se concentrant parfois sur des passages peu connus. En revanche, la perspective d’une histoire « transculturelle » présentée comme une manière de porter un nouveau regard sur les sources interroge : l’idée d’étudier les « hybridations » (p. 3) entre les cultures paraît plus revendiquée que réellement mise en œuvre, le propos suivant généralement davantage l’optique, tout à fait classique, de la construction des identités selon un rapport dialectique entre le « Moi » et l’« Autre » que celle d’une véritable hybridation.
Ainsi, l’analyse de la Bible de Vic (1268) par Eulàlia Vernet i Pons montre que les nombreuses gloses que porte le manuscrit dérivent de la Vulgate ex hebræo et en aucun cas du texte massorétique : il s’agit donc d’une exégèse qui utilise les outils intellectuels classiques de l’Occident chrétien, sans qu’il y ait d’emprunt à la culture de l’autre – hébraïque, en l’occurrence. À l’inverse, le travail légèrement antérieur de certains maîtres parisiens, tel Hugues de Saint-Cher, faisait un usage extensif du texte hébraïque, comme Gilbert Dahan l’avait notamment étudiéFootnote 2.
L’on peut aussi regretter qu’une étude dont l’ambition est de souligner l’importance des échanges culturels au Moyen Âge se réalise dans un livre au sein duquel la diversité des langues est effacée par l’usage uniforme de l’anglais. Cette question linguistique a d’ailleurs des conséquences scientifiques. Certains auteurs ignorent quasiment tout des bibliographies française et italienne, classiques ou récentes, sur des sujets où elles sont pourtant capitales. Pour ne citer qu’un exemple, au sujet des croisades, l’esquisse des éléments de spiritualité des laïques qui nous est proposée pâtit de lacunes bibliographiques importantes. Dans son développement sur les saints guerriers, S. Kangas aurait pu s’appuyer sur la thèse d’Esther Dehoux, ou sur le volume classique Prier au Moyen Âge pour évoquer les pratiques laïques de la prière ; la thèse de Matthieu Rajohnson sur l’image de Jérusalem en Occident était également indispensableFootnote 3.
Enfin, quelques manques dans l’économie générale du livre peuvent être soulignés. La liturgie, notamment, ne nous paraît pas occuper la place qu’elle mérite pour comprendre toutes les implications des citations scripturaires chez les historiographes médiévaux. Aussi, pour faire aboutir la démarche comparatiste, il eût été bon, après l’analyse des cas d’étude, de proposer une synthèse qui mît en exergue les similitudes et les divergences observées dans les différents espaces. L’absence de conclusion n’est, à ce titre, pas compensée par la présence d’indices (nominum, locorum, locorum sanctæ scripturæ), au demeurant fort utiles. Toutes ces suggestions ne remettent pas en cause la qualité d’ensemble de l’ouvrage, qui ne manquera pas de stimuler les recherches dans le vaste domaine des usages de la Bible par les historiographes médiévaux.