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Zrinka Stahuljak, Les fixeurs au Moyen Âge. Histoire et littérature connectées, Paris, Éd. du Seuil, 2020, 200 p.

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Zrinka Stahuljak, Les fixeurs au Moyen Âge. Histoire et littérature connectées, Paris, Éd. du Seuil, 2020, 200 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Le livre est engagé. Comment ne le serait-il pas, quand on connaît le parcours tourmenté voire traumatique de l’historienne ? Aujourd’hui professeure de littérature médiévale à UCLA, la guerre en Croatie interrompit dans sa jeunesse ses études à l’université de Zagreb. L’ouvrage s’ouvre sur ces lignes : « J’ai été interprète de guerre sur les lignes de front pendant les guerres en ex-Yougoslavie dans les années 1990 […] cette expérience personnelle […] a formé mon rapport au monde, à la vie et à l’expression affective. Elle a aussi été déterminante pour mon parcours intellectuel ».

De quoi ce travail traite-il ? Le terme « fixeur », qui date des années 1990, est d’abord utilisé au cours de la guerre en Afghanistan, en Irak puis en Syrie pour désigner des hommes qui rendent des services multiples aux journalistes et aux armées étrangères : à la fois interprètes, informateurs, guides, médiateurs, chauffeurs, ce sont des intermédiaires, des arrangeurs dotés de multiples savoirs techniques. En 2017, Fixeur, du réalisateur roumain Adrian Sitaru, avait sensibilisé le public à l’agentivité de ces passeurs, hommes de l’ombre, en zones de tensions. Zrinka Stahuljak se propose, en assumant l’anachronisme, de relire les sources médiévales à la lumière de cette réalité, invisibilisée, des hommes médiateurs. Elle épluche ainsi récits de voyage, de missionnaires, de croisades et de pèlerinage pour retrouver ces hommes qui, souvent, dénouent les situations les plus périlleuses.

L’ouvrage, qui comporte cinq chapitres, commence par dresser un état des lieux définitionnel et problématique (« Les fixeurs, un don contraignant ») avant de reprendre, au cours des quatre chapitres suivants, les quatre conférences que l’autrice, invitée par Patrick Boucheron, a données en juin 2018 au Collège de France : « Fixeurs, passeurs, lieux de passage : corps, textes et réseaux » ; « Stratégies et éthique (1) : fidélité » ; « Éthique (2) et économie : don, courtoisie, pouvoir » ; et « Le gouvernement des fixeurs : les Pays-Bas bourguignons ». C’est dire que le questionnement reste celui de l’éthique des fixeurs : comment construire une éthique de la position d’intermédiaire ? Pour cela, il faut penser les fixeurs non seulement comme des traducteurs linguistiques, mais aussi comme de vrais passeurs dont la capacité d’agir se déploie très largement. L’enjeu est d’autant plus brûlant que l’actualité rappelle son vide juridique criant au niveau international : si les traducteurs sont protégés, les fixeurs ne le sont pas. Ce n’est pas tant que les États refusent de penser le statut d’intermédiaire ; pis, ils l’invisibilisent. Le livre plaide ainsi pour une reconnaissance étatique, juridique et éthique de ceux qui œuvrent aux points de passage. Il milite pour le déploiement d’une plus grande visibilité des fixeurs, que certains États essaient de contourner. « L’agentivité des fixeurs et le vide juridique qui l’entoure appellent à l’articulation d’une éthique des intermédiaires que ce livre pose comme la condition de la gouvernementalité » (p. 28). En dissertant sur « les fixeurs, ces individus par excellence connectés et connecteurs » (p. 31), l’ouvrage de Z. Stahuljak propose une nouvelle approche d’un monde connecté.

La démarche se devait d’être donc en vis-à-vis, entre Moyen Âge et contemporanéité, l’autrice multipliant les va-et-vient. Les « arrangeurs » sont omniprésents au Moyen Âge, dans les situations de médiation et d’échange : jongleur, prêtre, écuyer, scribe, courtier, entremetteur, ils sont ces « hommes à tout faire ». Divers mots médiévaux les désignent : druchemanni, truchemanni, interpres, parfois latinier, turcimanno. En 1483, Felix Fabri fournit une définition disant qu’ils sont « les drogmans, c’est-à-dire les protecteurs, les guides, les gardiens des pèlerins chrétiens (dicuntur Trutschelmanni, i.e. defensores et ductores, sive provisores Christianorum peregrinorum) ». Ils sont notamment incarnés par Marco Polo, « le fixeur par excellence » (p. 66), la figure de Léon l’Africain ou encore celle de la Malinche. Raimond Lulle est à lui-même son propre fixeur : il raconte, dans la Vita coateanea (1311), sa propre expérience de la conversion, lui qui, de courtisan, devient serviteur du Christ missionné pour convertir les Sarrasins. Il souhaite que « les hommes robustes et lettrés, désirant souffrir la mort pour le Christ, apprennent et comprennent les diverses langues des infidèles, pour pouvoir ensuite aller prêcher l’Évangile par tout le monde ». Il choisit de traduire lui-même son Ars magna en arabe pour convertir les non-chrétiens et change d’ordre au péril de son salut éternel, préférant la vie du plus grand nombre à la sienne propre. Les récits de voyageurs en Terre sainte disent à leur manière cette nouvelle économie du don, dans laquelle « donner, ce n’est pas partager en endettant, c’est partager en s’endettant, en devenant redevable » : on donne pour survivre et se sauver. L’étude du cas bourguignon nécessite un chapitre entier. Là, les fixeurs de l’histoire se trouvent être les écrivains, les livres et les bibliothèques. Les ducs de Bourgogne ont des bibliothèques qui sont déjà des empires, un empire des livres, un empire par les livres – la bibliothèque comme lieu de passage à l’empire. Dans l’État bourguignon, les agents sont les fixeurs de la culture tant il est vrai que la « culturalité est la gouvernementalité » (p. 149).

On l’aura compris, le livre de Z. Stahuljak est original, provocant, complexe, engagé, roboratif. À lui seul, il s’offre comme le manifeste programmatique d’une vision de l’histoire et du métier d’historien, celle que prône P. Boucheron, son éditeur, depuis longtemps : faire du métier d’historien et d’historienne dans le monde un engagement politique. L’historien doit être acteur du débat public. Médiévistes et universitaires doivent s’engager pour que leurs archives reflètent les préoccupations du monde dans lequel ils vivent. Louable et édifiant programme, à condition que la stricte réflexion scientifique sur les archives et sources historiques, envisagée pour elle-même, n’en soit jamais sacrifiée.