Dans le tableau de Botticelli La calunnia, un jeune homme demi-nu est traîné devant un homme couronné aux grandes oreilles dans lesquelles deux femmes, les ayant empoignées, chuchotent quelque chose. Que se passe-t-il? Le jeune homme est amené de force devant un prince pour être jugé. De quoi doit-il répondre? Nul chef d'accusation n'est patent, nulle trace de méfait. Le seul indice repérable est dans ce geste: parler dans l'oreille, prêter l'oreille. Voilà la calomnie: elle est tout entière dans ce chuchotement, dans le fait de souffler àl'oreille des accusations qui, tout en n'é tant pas étayées par des preuves, deviennent persuasives et convainquent de leur bien fondé par la seule crédulité de qui leur prête l'oreille. Car la calomnie n'est pas tout simplement une forme du mensonge: celui-ci implique un écart entre ce qu'on sait et ce qu'on affirme et n'engage que la personne même qui ment, sa propre crédibilité. La calomnie, par contre, consiste dans une accusation qui vise àcompromettre la crédibilité d'autrui par une stratégie spécifique, la présupposition pragmatique. Celle-ci remonte d'une constatation àce qui est censé la rendre possible. Sa formulation peut être exprimée de la sorte: si X dit ou fait Y, alors on suppose que X a dit ou fait Z: elle s'appuie donc sur l'accumulation d'indices défavorables pour les diriger en faisceau contre quelqu'un. C'est essentiellement une attaque ad personam, qui discrédite non seulement ce qu'est la personne, mais ce qu'elle dit ou fait. Souffler àl'oreille est ainsi le geste qui traduit le mieux cette présupposition pragmatique, de même que le fait de prêter l'oreille exprime clairement la crédulité de celui qui donne son assentiment sans avoir réfléchi.
Aussi bien ce geste que le sujet du tableau sont inspirés d'un texte de Lucien de Samosate: Calumnia non temere credendum, où l'auteur relate la calomnie dont Apelle fut victime. Le célèbre peintre faisait partie de la cour du prince Ptolémée Philopator d'Egypte; un des peintres rivaux, Antiphile, dénonça Apelle au prince comme conspirateur dans la conjuration de Tyr, perpétrée par Théodotos. Heureusement, l'un des conjurés arrêtés avoua que le peintre n'avait eu aucune part au complot. Apelle se sauva, mais, dégoûté de la méchanceté de l'un et de la crédulité de l'autre, se vengea en peignant un tableau sur la calomnie. Cependant, le tableau d'Apelle ne nous est pas parvenu; seul Lucien, parmi les auteurs de l'Antiquité, le décrit; voici comment:
Sur la droite est assis un homme qui porte de longues oreilles à peu près semblables à celles de Midas. Il tend la main à la Calomnie qui s'avance de loin. Près de lui sont deux femmes, Ignorance (Agnoia) et Soupçon (Hypolepsis), deux figures féminines. De l'autre côté on voit la Calomnie (Diabole), s'avançant sous la forme d'une très belle femme: elle a le visage enflammé de colère; de sa main gauche, elle tient une torche, de l'autre elle traîne par les cheveux un jeune homme qui lève les mains au ciel, et semble prendre les dieux à témoin, Un homme pâle lui sert de conducteur; il a le regard sombre et figé, sa maigreur est extrême, maladive: c'est l'envieux personnifié (Phthonos). Deux autres femmes accompagnent la Calomnie, l'encourageant et lui arrangeant les vêtements et la parure: l'une est la Tromperie (Apate; Fraus; Fraude), l'autre est la Perfidie (Epiboule; Insidia; Piège): tel est du moins le nom sous lequel les désignait celui qui m'expliquait ce tableau. Elles sont sui vies de loin par une femme en deuil: son habit est noir, déchiré en mille endroits; on la nomme le Remords (Metanoia); elle détourne la tête, verse des larmes, et regarde honteusement la Vérité (Aletheia) qui vient à sa rencontre. C'est ainsi qu'Apelle a su représenter avec son pinceau le danger qu'il avait couru.
Par un cortège de passions et d'attitudes Apelle a exhibé la dynamique de la calomnie. L'envie et le remords scandent le déroulement du procès: la première déclenche tout le mouvement étant l'instigatrice de l'ignorance et du soupçon, L'homme envieux tient en fait par le poignet la calomnie et inspire les conduites qui l'accompagnent: la fraude et la perfidie. Le remords clôt, mais après coup, les méfaits de la calomnie: il adresse un regard à la vérité qui se tient à l'écart de la scène. Et surtout le geste croisé: parler dans l'oreille, prêter l'oreille, fige par un arrêt sur l'image la calomnie à l'oeuvre; il met sous les yeux la responsabilité conjointe de la malveillance et de la crédulité.