Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Dans la société palestinienne réfugiée en Jordanie, et particulièrement dans les camps, les familles ont élaboré l’image de la fixité de l’institution familiale par-delà la rupture historique créée par l’exode de 1948. Cet argumentaire a été conforté par la plupart des acteurs politiques au sein du royaume pour lesquels la famille traditionnelle a présenté un intérêt national. En dépit de l’image utile produite sur et par la société des camps, les femmes sont actrices du changement social et familial constaté dans ces milieux. Elles affirment leur trajectoire individuelle et contestent le pouvoir masculin au motif de sa défaillance à jouer son rôle de protecteur des itinéraires féminins. Si ce « féminisme populaire» s’appuie sur des ressources extérieures à la famille, il tient pourtant dans le contexte de l’exil le langage de son identité et celui des traditions. Les femmes des camps utilisent ainsi à leur avantage le décalage entre images et faits sociaux et bouleversent discrètement mais profondément le pouvoir familial. Elles subvertissent le consentement donné à l’idéologie familiale.
In Palestinian refugee communities, and notably in camps, families have displayed the image of family permanence since the 1948 historical rupture and exodus. This traditional discourse on family has been reinforced by most political actors in the Kingdom to strengthen nation building or nationalist claims. Contradicting the effective image conveyed on and by camp society, refugee women are keys actors of family and social change in the camps. They assert their itineraries and challenge men's power, arguing that men have been unable to fulfil their protective role towards them. In the context of exile, this “popular feminism” is relying on various social and economic resources but builds upon traditional family values and family identity. Thus, women of the camps use advantageously the gap between images and social facts and quietly but effectively overcome family power. They subvert the given consent to family ideology.
1 - Ál’exception des Gaziotes venus après 1967, peu nombreux dans le royaume.
2 - Bourdieu, Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001.Google Scholar
3 - Schwartz, Olivier, Le monde privédes ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990.Google Scholar
4 - Malkki, Lisa, Purity and exile: violence, memory, and national cosmology among Hutu refugees in Tanzania, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1995.Google Scholar
5 - Pour une dimension historique sur les femmes réfugiées des camps ou les milieux sociaux dont elles sont issues (surtout la paysannerie et les petites familles des villes), voir RIMA HAMMAMI, Between heaven and earth: transformations in religiosity and labor among Southern Palestinian peasant and refugee women, 1920-1993, Ph. D., Temple University, 1994, ou l’approche comparative et socialement différenciée des familles de Tucker, Judith, « Marriage and family in Nablus 1720-1856: toward a history of Arab marriage», Journal of family history, 13, 2, 1988, pp. 25 –42.Google Scholar
6 - Notre étude se base sur une enquête menée plus particulièrement dans deux camps de Jordanie, celui de Jabal Hussein, à Amman, un camp dit de 1948, inscrit dans les dynamiques de la ville, où la population provient des villages et des petites villes du coeur de la Palestine ; celui de Jérash, dit camp de Gaza, de 1967, dont les habitants sont surtout des bédouins originaires de Bir al-Saba’ dans le Néguev, réfugiés après 1948 dans la bande de Gaza, puis des villageois. Ils ont pour la plupart vécu deux exodes et sont exclus des ressources conférées par la nationalitéjordanienne.
7 - Bourdieu, Pierre, «Ápropos de la famille comme catégorie réalisée», Actes de la recherche en sciences sociales, 100, 1993, pp. 32 –36.Google Scholar
8 - Entre 1948 et 1950, les quakers dans la bande de Gaza, le Comitéinternational de la Croix-Rouge en Cisjordanie et la Ligue des sociétés nationales de la Croix-Rouge au Liban, en Syrie et en Transjordanie, ont pris en charge le secours aux réfugiés de Palestine sous l’égide des Nations Unies. En avril 1950, l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency) leur succéda dans les différentes zones. Son mandat a étéreconduit jusqu’à aujourd’hui et il s’est transforméen une administration des réfugiés délivrant des services dans trois domaines principaux, l’éducation, la santéet les services sociaux.
9 - Notables traditionnels, intermédiaires entre la population et le pouvoir central, qui remplissaient des fonctions administratives, et notamment l’enregistrement de l’état civil, à l’échelle des clans, des villages ou des quartiers.
10 - Najah, camp de Jérash, 10 décembre 1998.
11 - Camp de Jabal Hussein, 21 avril 1997.
12 - Pour une étude plus détaillée, voir STÉPHANIE LATTE ABDALLAH,Destins de femmes et liens familiaux dans les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, 1948-2001, doctorat d’histoire, Paris, EHESS, 2004.
13 - Si l’on compare ce pourcentage à ceux dont on dispose sur la Palestine mandataire villageoise, ou même sur la sociétépalestinienne de Cisjordanie ou d’Israël après 1948. Voir notamment Granqvist, Hilma, Marriage conditions in a Palestinian village, New York, AMS Press, [Helsingfors, 1931-1935] 1975;Google Scholar Wade Ata, Ibrahim, The West bank Palestinian family, Londres, Routledge&Kegan, 1986;Google Scholar HENRY ROSENFELD, « Social and economic factors in explanation of the increased rate of patrilineal endogamy in Arab village in Israël», in Peristiany, J. G. (dir.), Mediterranean family structure, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, pp. 115 –136;Google Scholar Cohen, Abner, Arab border villages in Israël, Manchester, Manchester University Press, 1965.Google Scholar
14 - Le Fatah de Yasser Arafat voit le jour en 1959 et commence ses opérations militaires sur le territoire israélien, notamment à partir de la Jordanie (Cisjordanie) en 1965. En 1969, le Fatah prend le contrôle de l’OLP, créée en 1964. L’autre mouvance principale est le FPLP.
15 - RANDA FARAH, Popular memory and reconstructions of Palestinian identity. Al- Baq‘a refugee camp, Jordan, Ph. D., University of Toronto, 1999, p. 288.
16 - Zeina, Amman, 13 juin 2000.
17 - Voir, notamment, VALÉRIE POUZOL-ERSHAIDAT, La nation contestée. Luttes féministes, combat pour la paix des femmes palestiniennes et israéliennes (1948-1998), doctorat d’histoire, Paris, EHESS, 2001.
18 - Voir Moors, Annelies, Women, property and Islam. Palestinian experiences, 1920-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.Google Scholar
19 - P. BOURDIEU, «Ápropos de la famille…», art. cit., a montréque la « logique du corps» faisant de la famille une unité, un sujet collectif par une intégration des luttes qui se déroulent en son sein, est un des effets de la domination masculine.
20 - Parmi nos interlocutrices, nous avons distinguéquatre classes d’âge ou générations historiques (la « vieille génération», les plus de 60 ans ; les « filles de la catastrophe», c’est-à-dire de l’exode de 1948, celles qui ont entre 45 et 59 ans ; les 30-44 ans ; et la nouvelle génération, les 15-29 ans), soit, pour reprendre la définition de Maurizio Gribaudi, « des groupes d’individus unifiés qui rencontrent des conjonctures ou périodes historiques au même moment de leur cycle de vie» (Gribaudi, Maurizio, Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987, p. 141).Google Scholar Sont ici considérés les différenciations exprimées par les protagonistes, le rapport à la situation de l’exil, les conjonctures socio-politiques jordaniennes et régionales et les moments de leur vie de femme, du cycle de vie conjugal dans lequel elles se trouvent.
21 - Statistiques établies à partir des données anthropologiques de notre enquête : parmi les multiples entretiens conduits auprès de divers acteurs dans les deux camps, nous avons retenu un premier corpus de cinquante-quatre familles et un second de soixantedix- huit femmes.
22 - Comparaison établie à partir des informations recueillies auprès de nos soixantedix- huit interlocutrices principales et des chiffres par classe d’âge d’une étude nationale du Département des statistiques. Voir Département des statistiques, royaume hashémite de Jordanie, Enquête sur les conditions de vie en Jordanie (en arabe), rapport dactyl., Amman, octobre 1996.
23 - Lors des mariages, la compensation matrimoniale prévue est scindée en deux parties : la première, muqaddam, qui est donnée lors de l’union, et la seconde, mu’akhar, qui est prévue en cas de divorce.
24 - Myriam, Amman, 20 décembre 1999.
25 - Camp de Jérash, 10 mai 1999.
26 - Myriam me disait son étonnement devant l’ampleur de la violence domestique : violence répétée de l’homme à l’égard de sa femme, de la femme envers ses enfants, et violences sexuelles. L’Union des femmes jordaniennes traite quotidiennement quinze cas de violence domestique (30% d’entre eux sont des violences sexuelles, surtout des incestes), la plupart concernant les camps et les quartiers habités par les familles réfugiées, du fait de sa forte implantation dans ces lieux.
27 - Amman, 20 décembre 1999.
28 - Voir Fargues, Philippe, Générations arabes. L’alchimie du nombre, Paris, Fayard, 2000,Google Scholar p. 271.
29 - Camp de Jérash, 10 avril 1999.
30 - Voir LAMA ABU-ODEH, Feminism, nationalism and the law: the case of Arab women, Ph. D., Cambridge, Harvard University, 1993 ; ID., « Crimes of honor and the construction of gender in Arab societies», in Yammami, M. (dir.), Islam and feminism: legal and literary perspectives, Londres, Ithaca Press, 1996, pp. 141 –194.Google Scholar
31 - FRANÇOISE DE BEL-AIR, Population, politique et politiques de population, 1948- 1998, thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2003.
32 - Cf. Brand, Laurie, Women, the State, and political liberalization. Middle Eastern and North African experiences, New York, Columbia University Press, 1998, p. 124.Google Scholar
33 - Voir STÉPHANIE LATTE ABDALLAH, « Le débat sur la criminalitéliée à l’honneur en Jordanie : le genre comme enjeu politique et question sociale», Maghreb-Machrek, 179, 2004, pp. 29-45.
34 - Noha, camp de Jabal Hussein, 10 décembre 1999.
35 - Amman, 1er décembre 2000.
36 - ANDREW SHRYOCK, « Une politique de “maison” dans la Jordanie des tribus : réflexions sur l’honneur, la famille et la nation dans le royaume hashémite», in Bonte, P., Conte, E. et Dresch, P. (dir.), Émirs et présidents. Figures de la parentéet du politique dans le monde arabe, Paris, CNRS Éditions, 2001, pp. 331 –352.CrossRefGoogle Scholar
37 - Le fait que les camps n’aient finalement pas bénéficiéd’une représentation politique réservée dans le cadre de sièges pour les minorités ou de circonscriptions concernant tout autant les chrétiens, les bédouins et les Circassiens prive cette communautéd’un accès direct et spécifique à la représentation, même si, de fait, les camps ont des candidats et des élus en fonction du découpage électoral par circonscription.
38 - Une des tribus jordaniennes de la région de Balq’a, dont un membre éminent, le Dr Ahmad al-‘Abadi, défend un nationalisme transjordanien extrémiste, se basant sur un territoire national restreint aux frontières du Mandat britannique, qui exclut les communautés ayant d’autres origines.
39 - Voir L. ABU-ODEH, « Crimes of honor…», art. cit., p. 159.
40 - BACHIR AL-BILBEISSI, Étude de l’ampleur du meurtre pour défendre l’honneur dans la sociétéjordanienne(en arabe), Amman, Bureau du directeur de la sûretégénérale, 1996 ; STÉPHANIE LATTE ABDALLAH, « Les crimes d’honneur en Jordanie», Jordanies, 4, 1997, pp. 183-192.
41 - Entre vingt et trente meurtres dits d’honneur par an sont répertoriés, bien que leur nombre soit probablement supérieur, sur une centaine seulement de crimes de sang dans le royaume.
42 - S. LATTE ABDALLAH, Destins de femmes…, thèse citée.
43 - Amman, 6 avril 2000.
44 - Elle n’est pas divorcée unilatéralement par son mari (talaq)et ne perd pas ses droits sur la majeure partie ou la totalitéde la compensation différée du fait d’avoir pris l’initiative du divorce ou d’en avoir décidéseule (khul’).
45 - Un dinar équivaut approximativement à 1 euro 30.
46 - Ce que confirme l’enquête d’ASEEL SAWALHA, « Familial relations and survival strategies of female-headed households in Amman», communication au séminaire « The Arab family», Amman, Yarmouk University/Arab Thought Forum/Unicef, 1993.
47 - Camp de Jérash, 10 septembre 1999.
48 - Dans les camps de Wihdat et de Jabal Hussein, deux bureaux de conseil juridique avaient en effet étéouverts par l’UNRWA en 1993 et 1995. Ils furent fermés – en raison du peu de monde qui y avait recours – en 2000.
49 - Toutefois, il semble que l’ouverture d’une ligne d’assistance téléphonique en 1996 ait beaucoup contribuéà faciliter les initiatives féminines contre les violences conjugales.
50 - Ces centres, fondés en 1997 par un policier, Hussein Sarhan, accueillent en effet certains cas de violence conjugale même s’ils s’attachent surtout à celle exercée contre les enfants.
51 - Du point de vue juridique, le modèle conjugal encouragépar la loi jordanienne sur le statut personnel donne la prééminence au rôle économique de l’homme dans le foyer, tout comme le système d’enregistrement de l’UNRWA qui transmet le statut de réfugiés et conditionne nombre d’aides sociales. Le code du statut personnel privilégie les droits du père sur les enfants, et ne garantit pas un égal accès au divorce. Le code de la nationalitéjordanien tout comme le système d’enregistrement de l’UNRWA ne permet- tent par une transmission par les femmes.
52 - Nous rejoignons ici l’Histoire des femmes en Occident, dirigée par GEORGES DUBY et MICHELLE PERROT, Paris, Plon, 1991-1992. Voir aussi Femmes et histoire, Paris, Plon, 1993.
53 - Ce que remarque aussi Rosemary Sayigh dans son travail sur les camps du Liban : voir ROSEMARY SAYIGH, Palestinian camp women's narratives of exile: self, gender, national crisis, Ph. D., The University of Hull, 1994.
54 - Amman, 6 avril 2001.
55 - Disposition juridique qui permet au mari de demander au tribunal le retour de sa femme au domicile conjugal s’il lui garantit un logement en dehors de la famille, des conditions de vie décentes et s’il paie une pension alimentaire (nafaqa). En cas de refus, elle est déclarée insoumise (nachiza), et perd le droit à la pension alimentaire pendant la séparation et le temps de viduité, de même qu’au versement de la compensation différée par la suite.
56 - Cf. note 44.
57 - Schwartz, O., Le monde privédes ouvriers…, op. cit., p. 29.Google Scholar
58 - Selon le concept de « construction sociale naturalisée» élaborépar Pierre Bourdieu.
59 - CÉCILE DAUPHIN et alii, « Culture et pouvoir des femmes : essai d’historiographie», Annales ESC, 41-2, 1986, pp. 271-293, ici p. 285.
60 - Amman, 6 juin 2001.
61 - Al-Sadawi, Nawal, Femmes égyptiennes. Tradition et modernité, Paris, Éditions des femmes/Antoinette Fouque, 1991, p. 169.Google Scholar Se plaçant à un niveau psychologique et clinique, l’auteur montre plutôt l’effet aliénant de cette volontéd’identification au masculin en soulignant les contradictions qu’elle génère : elle remarque ainsi que 63% des femmes instruites de son échantillon et 72% de celles qui souffrent de névroses ont désiréà un moment de leur vie être un homme.
62 - Situation selon laquelle, « si elles agissent comme des hommes, elles s’exposent à perdre les attributs obligés de la “féminité” et elles mettent en question le droit naturel des hommes aux positions de pouvoir ; si elles agissent comme des femmes, elles paraissent incapables et inadaptées à la situation» (Pierre|Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 74).Google Scholar
63 - S. LATTE ABDALLAH, Destins de femmes…, thèse cit.
64 - Hawa-Tawil, Raymonda, Mon pays, ma prison. Une femme de Palestine, Paris, Le Seuil, 1978.Google Scholar
65 - P. BOURDIEU, La domination masculine, op. cit., p. 45.
66 - Ibid.
67 - Voir notamment la note 13.
68 - Göle, Nilüfer, Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, [1993] 2003;Google Scholar DENIZ KANDIYOTI, « Women, Islam, and the State. A comparative approach», in Cole, J. R. I. (dir.), Comparing Muslim societies. Knowledge and the State in a world civilization, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1992, pp. 237 –260 CrossRefGoogle Scholar