Federico Palomo
Production et circulation des savoirs dans une monarchie polycentrique. Goa, la chrétienté éthiopienne et l’empire portugais du xviie siècle
La production et la circulation des savoirs dans les contextes ibériques de l’époque moderne se trouvent au cœur de cet article. Plus précisément, celui-ci tente d’analyser les connexions qui, au-delà des liens politiques et commerciaux, se sont établies sur le plan de la culture lettrée entre plusieurs des espaces, africains, asiatiques et américains, où les Portugais étaient présents aux xvie et xviie siècles. L’étude vise à éclairer des circulations de savoirs peu explorées au sein de cette monarchie polycentrique. Celles-ci permettent d’observer la constitution de certains lieux en centres d’accumulation, de (ré)élaboration et de dissémination des savoirs produits dans le cadre des expériences ibériques dans les océans Indien et Atlantique. Ces circulations révèlent surtout des dynamiques qui, en marge de la communication avec les centres métropolitains, ont permis de connecter directement entre eux les espaces coloniaux.
The Production and Circulation of Knowledge in a Polycentric Monarchy: Goa, Ethiopian Christianity, and the Portuguese Empire in the Seventeenth Century
This article focuses on the production and circulation of knowledge in the early modern Iberian world. More specifically, it looks beyond political and commercial ties to analyze the intellectual and scholarly connections between the different African, Asian, and American spaces in which the Portuguese were present during the sixteenth and seventeenth centuries. In so doing, it seeks to shed light on some of the less explored circulations of knowledge within this polycentric monarchy. This allows us to observe how certain places became centers for the accumulation, (re)production, and dissemination of knowledge produced within the framework of the Iberian empires, and especially throughout the Indian and Atlantic oceans. Above all, these circulations reveal dynamics which, beyond communication with the metropolitan centers, made it possible to forge direct connections between different colonial spaces.
Christian Bessy
La valeur du faux (note critique)
Cette note critique revient sur l’une des affaires de faux livres anciens les plus retentissantes des années 2000, celle du Sidereus nuncius, à partir de deux parutions récentes : l’ouvrage collectif SNML. Anatomie d’une contrefaçon (2020) et celui de Nick Wilding, Faussaire de Lune. Autopsie d’une imposture, Galilée et ses contrefacteurs (2014). Les études de cas de faux et des parcours et pratiques de faussaires dans le domaine des textes et du livre en particulier ont permis d’examiner les ressorts de ces falsifications, souvent au regard de comportements individuels, motivés par une volonté délibérée de production de faits erronés, de disqualification de faits existants ou par une ambition sociale. Cependant, lorsqu’il s’agit de faux s’échangeant sur le marché du livre ancien et dont la valeur tient tout autant au texte qu’aux caractéristiques matérielles, ce questionnement doit être élargi. La configuration des savoirs en jeu interroge le travail de la preuve aux confins de l’histoire de l’art et de l’histoire des sciences. Elle met aussi au jour la relation entre experts et faussaires, qui s’appuient sur leurs prises et leurs savoir-faire et sur des connaissances réciproques de leurs compétences et appuis respectifs. L’analyse de cette configuration permet enfin de montrer la porosité des frontières entre le marché du livre et le monde de la connaissance historique et archivistique.
The Value of Forgery (Review Article)
This review article looks back at the Sidereus Nuncius affair, one of the most notorious rare book forgeries of the 2000s, based on two recently published works: the collective volume SNML. Anatomie d’une contrefaçon (2020), and Nick Wilding’s Faussaire de Lune. Autopsie d’une imposture, Galilée et ses contrefacteurs (2014). Several case studies of forgeries involving books and other texts, and of the careers and practices of the forgers themselves, have examined the motives behind these counterfeits, often in terms of individual behavior, motivated by a deliberate desire to falsify facts or invalidate existing knowledge, or by social ambition. However, when it comes to forgeries traded on the antiquarian book market, where value is determined as much by content as by material characteristics, we must ask broader questions. The configuration of knowledge at play in this particular case concerns the nature of “proof” at the border between the history of art and the history of science. It also reveals the links between experts and forgers, based on a mastery and savoir-faire that concerns not only the objects involved but also their respective practices, skills, and materials. A close analysis of this configuration reveals the porous frontier between the rare books market and the world of historical and archival knowledge.
Elara Bertho
Écrivains « noirs » et prix littéraires. Enquête et contre-attaque selon Mohamed Mbougar Sarr
Cet article analyse La plus secrète mémoire des hommes, dernier roman de l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, récipiendaire du prix Goncourt en 2021. Sous la forme d’un roman-monde, ce texte traverse le long xxe siècle en explorant les relations entretenues entre littérature et universel. Le personnage d’Elimane, au centre du récit, met en lumière la réception racialisée de la littérature francophone et la manière dont les écrivains sont lus par la critique. Il fait office de double fictionnel pour représenter non seulement la trajectoire de Yambo Ouologuem, mais aussi celle toute une série d’autres écrivains ayant été la cible de cabales médiatiques, à l’instar de Camara Laye, de Bakary Diallo ou encore de René Maran. L’article montre qu’en représentant cette réception racialisée, Mbougar Sarr utilise la fiction elle-même pour jouer avec ces assignations critiques. Le jeu entre histoire et littérature, mis en scène dans le roman, contribue à élaborer les pistes d’un nouvel universel littéraire, reprenant et glosant les propositions de Souleymane Bachir Diagne à propos de l’universel latéral. Pastiche, ironie, décalages, jeux de doubles et de miroirs, entremêlement d’intertextualité sont les armes de l’écrivain pour mettre en scène la puissance de la fiction face aux lectures racialisantes.
"Black" Authors and Literary Prizes: Investigation and Retaliation in the Work of Mohamed Mbougar Sarr
This article proposes an analysis of La plus secrète mémoire des hommes, the most recent novel by Senegalese author Mohamed Mbougar Sarr, winner of the Prix Goncourt in 2021. In the form of a roman-monde or world-novel, this text traverses the long twentieth century, exploring the relationships between literature and the universal. The character of Elimane, at the center of the narrative, brings into focus the racialized reception of Francophone literature and critical responses to its authors. Elimane’s trajectory serves as a fictional double not only for that of Yambo Ouologuem, but also for a whole series of other writers targeted by media cabals, such as Camara Laye, Bakary Diallo, and René Maran. The article shows that in representing this racialized reception, Mbougar Sarr uses fiction itself to play with these critical labels. The interplay between history and literature staged in the novel contributes to the elaboration of a new literary universal, taking up and glossing Souleymane Bachir Diagne’s notion of the “lateral universal.” Pastiche, irony, inconsistencies, games with doubles and mirrors, and the tangle of intertextuality are all mobilized by Mbougar Sarr to emphasize the power of fiction to resist racialized readings.
Iñaki Martín Viso et Riccardo Rao
Communs et dynamiques de pouvoir dans l’Europe du Sud médiévale. Une comparaison entre l’Italie du Nord et le plateau du Duero (viie-xve siècle)
Cet article propose une analyse comparée de l’évolution des communs dans deux grandes régions de l’Europe méridionale médiévale : l’Italie du centre-nord et le plateau du Duero dans la Péninsule ibérique. Au cours des dernières années, les recherches menées à partir des études économiques d’Elinor Ostrom sur différentes régions d’Europe du Nord ont insisté sur la centralité des communs dans l’agrosystème et l’organisation des communautés depuis le haut Moyen Âge. Face à une Europe du Nord résiliente, où la présence de biens communs stables a permis de résorber les inégalités sociales, les communs en Europe du Sud auraient été moins solides, entraînant une moindre cohésion des communautés. L’étude comparative de longue durée des deux régions met en évidence l’existence de biens communs dès le début du Moyen Âge, puis leurs évolutions successives au Moyen Âge central et au bas Moyen Âge, en même temps que les pratiques documentaires qui les ont enregistrés. Cette résilience a pris des formes différentes dans chacune des régions, en raison de facteurs contingents tout aussi divers. Partie prenante d’une « économie morale », les biens communaux ont donc pu s’adapter à des conditions changeantes et à la présence de nouveaux acteurs sociaux. Finalement, ces formes d’utilisation collective, en dialogue constant avec les notions de propriété et d’appropriation, étaient liées à la création et à la pérennité d’identités (rurales, urbaines) opérant à différentes échelles.
Commons and Dynamics of Power in Medieval Southern Europe: A Comparison between Northern Italy and the Duero Plateau (Seventh-Fifteenth Centuries)
This article presents a comparative analysis of the commons in two broad regions of medieval southern Europe: northern Italy and the Iberian Peninsula’s Duero Plateau. Recent scholarship on different regions of northern Europe has highlighted the centrality of common lands to both agrosystems and the organization of communities, drawing on the economic theories of Elinor Ostrom and generally focusing on the early modern period. It has also suggested a contrast between resilient communities in northern Europe, where the presence of stable commons helped absorb social inequality, and those of southern Europe, where less solid commons supposedly resulted in lower cohesion among communities. Our longue-durée comparative study of these two regions shows, however, that commons existed in southern Europe from the early medieval period on. It also reveals how they evolved and adapted throughout the High and late Middle Ages, in tandem with the documentary practices that recorded them. This resilience took different forms in each of the areas studied, reflecting the influence of a range of different factors across southern Europe. The commons endured because they were part of a “moral economy” of collective use, which, in constant dialogue with notions of property and ownership, helped forge lasting identities in both rural and urban contexts and on different scales.