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Mutations et permanences de la culture populaire : la lecture à la Belle époque

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Anne-Marie Thiesse*
Affiliation:
C.N.R.S.

Extract

Au début du xxe siècle, la population française est très largement alphabétisée : certes, les lois scolaires élaborées à l'aube de la Troisième République n'ont encore touché que les jeunes générations, mais le processus d'alphabétisation était engagé depuis longtemps déjà, avec ou sans le concours de l'école. Le nouveau dispositif légal a en fait parachevé et consacré une évolution, en faisant de l'inaptitude à utiliser l'écrit non plus seulement un trait d'arriération mais même une anomalie sociale. D'autre part, le progrès dans les techniques d'impression a permis un abaissement sensible des coûts. Est-ce à dire que le déclin d'une culture populaire dont les productions étaient essentiellement orales a eu pour pendant une accession massive à la lecture?

Summary

Summary

Although the history of literacy and of schooling is the subject of a number of important studies, little is yet known concerning the evolution of reading practices in the popular milieu. The present study deals with the period 1900-1914 and is based upon written sources and on the results of a survey covering approximately one hundred working class subjects born before 1900. The role of reading in popular culture is examined by studying its various uses, its presentation in autobiographical discourses and the popular patterns of distribution of printed matter. The question is whether this broadened access to books and to reading correspond to a radical change in popular culture, or if one finds fined elements in the popular cultural heritage.

Type
Lire et Écrire
Copyright
Copyright © Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1984

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References

1. Voir Furet, François et Ozouf, Jacques, Lire et écrire, l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1977, t. 1 : 390 p., t. II : 379 p.Google Scholar

2. Voir Beixanger, Claude, Godechot, Jacques, Guiral, Pierre et Terrou, Fernand (sous la direction de), Histoire générale de la presse française, Paris, P.U.F., t. III : de 1871 à 1914, 1972 chapitre 3 : « L'apogée de la presse française : 1880-1914. »Google Scholar

3. On songe ici surtout aux « autobiographies-magnétophone ». Dans les autobiographies qu'ils ont personnellement rédigées, les individus issus des couches populaires qui ont acquis une culture « classique » ou politique sont enclins à souligner l'importance qu'a eue pour eux la lecture et certains en font un élément déterminant de leur trajectoire « insolite ».

4. Cette enquête a été menée en 1979 et en 1980 par la méthode des entretiens semi-directifs auprès de pensionnaires de maisons de retraite. Elle a eu lieu dans des établissements situés dans la banlieue parisienne et dans un département rural du Sud de la France (l'Ardèche). En raison des divers mouvements d'émigration à l'intérieur du territoire national, les enquêtés provenaient en fait de toutes les régions françaises. L'origine sociale des enquêtés d'après la profession du chef de famille était la suivante : petits propriétaires exploitants et ouvriers agricoles : 21 ; ouvriers : 24 ; artisans-commerçants : 23 ; employés : 20 ; sans objet (enfants élevés en orphelinat) : 3. A titre de comparaison, on avait retenu 15 personnes dont le père était cadre ou petit entrepreneur.

5. Toutes nos questions portant sur d'éventuelles lectures collectives au cours des veillées ont obtenu des réponses négatives et suscité l'étonnement des enquêtés. Au début de notre siècle la lecture est déjà, semble-t-il, un acte individuel et silencieux.

6. Jules Langevin, Romans-revue, numéro spécial « Le Journal » (le quotidien de ce nom), 1913, page 120. Romans-revue est un périodique catholique qui examine, sous l'angle de leur plus ou moins grande nocivité morale, les livres et les périodiques (et particulièrement ceux qui touchent le public populaire).

7. La rubrique « fait divers » naît véritablement avec l'avènement de la presse populaire dans la seconde moitié du xixe siècle. Elle tient dans ces quotidiens une place importante et son traitement est fortement romancé, si bien que l'on peut observer non seulement des analogies, mais même des renvois ou des glissements entre la rubrique « fait divers » et la rubrique « feuilleton ». Le Matin, puis Le Journal publieront au début du xxe siècle, dans la rubrique « feuilleton » des Mémoires de héros de faits divers (le curé de Chatenay, Madame Steinheil).

8. Les journaux populaires comme Le Petit Parisien ou Le Petit Journal publient simultanément deux, voire trois feuilletons sur trois « rez-de-chaussée ». Le feuilleton occupe 12,5 % de la surface imprimée. On trouve également des feuilletons dans les journaux non populaires comme Le Figaro ou Le Gaulois ; mais la rubrique est limitée (pas plus de 4 % de la surface imprimée) et la parution est irrégulière.

9. Le fait que le feuilleton soit considéré comme lecture féminine ne signifie pas que les hommes ne le lisent jamais. Mais cette lecture « frauduleuse », qui va à rencontre des convenances, ne change en rien l'image de marque sexuelle de la rubrique. Il en va de même aujourd'hui avec les magazines féminins qui ont 33 % de lecteurs masculins.

10. « Comment on lance un feuilleton », dans L'Humanité, 28 octobre 1907.

11. Cet usage nous a été signalé dans 20 % des cas.

12. Malgré leur nom, Les Veillées des Chaumières touchent plus le public urbain que les ruraux. Ce périodique catholique, associé à L'Ouvrier, est lu même dans les familles de faible pratique religieuse. Bi-hebdomadaires, coûtant 1 sou le numéro, Les Veillées des Chaumières publient essentiellement des romans en feuilleton. Les Veillées des Chaumières et Le Petit Écho de la Mode ont été, semble-t-il, les périodiques non quotidiens les plus lus dans les milieux populaires (notamment grâce au prêt entre familles amies ou parentes).

13. On trouve encore, dans les petites « bibliothèques » populaires, des manuels « rachetés au maître » ou reçus en fin d'année scolaire comme récompenses.

14. La maison Eichler avait son siège social à Dresde et possédait des succursales en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et au Canada. La filiale française était florissante et diffusait sur le marché francophone des romans par livraisons qui étaient souvent des traductions de l'italien, de l'allemand ou de l'anglais. En 1914, elle fut mise sous séquestre comme bien allemand et dut cesser ses activités.

15. Il existe toujours des exemples de ce circuit parallèle de diffusion dans les formules de « clubs du livre ». La maison France-Loisirs, qui touche plus particulièrement le public populaire propose ainsi un abonnement et une sélection mensuelle de best-sellers (avec obligation régulière d'achats) acheminés par voie postale.

16. C'est dans la première moitié du xixe siècle, au moment où le public littéraire s'élargit et où la production se diversifie, que la critique littéraire prend son essor en ayant pour vocation d'éclairer les choix du public nouveau.

17. Voir, pour le cas analogue de la connaissance des noms de réalisateurs cinématographiques, Bourdieu, Pierre, La Distinction, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1980, pp. 2628.Google Scholar

18. L'oeuvre de Zola a été mise à l'Index entre 1894 et 1898. Les Misérables et Notre-Dame de Paris ont été frappés par la même mesure en 1864 ; mais le public populaire de 1900 semble l'avoir ignoré.

19. Georges Ohnet, de son vrai nom Georges Hénot, connut un très grand succès avec ses romans psychologiques pour « gens honnêtes » ; le plus célèbre de ses ouvrages, Le Maître de forges, fut réédité 250 fois en quelques années.

20. Les contrats entre éditeurs et romanciers populaires stipulent souvent que le choix du titre revient en dernière instance à l'éditeur (le titre donné par l'auteur n'ayant en somme qu'une valeur indicative).

21. Le Petit Parisien, 30 novembre 1909.

22. Le Petit Journal, juillet 1905.

23. Le Journal, 23 juillet 1908.

24. L'Humanité, 1erfévrier 1911.

25. Cette diversification permettra d'ailleurs une revalorisation partielle du roman populaire. Alors que le roman pour femmes s'enlise dans la sempiternelle évocation des souffrances du coeur, le roman pour hommes se dégage des drames larmoyants pour se fonder sur l'accumulation de péripéties et de situations ahurissantes. Apollinaire, et à sa suite les surréalistes, verront dans ce rythme effréné d'aventures invraisemblables une sorte de poésie primitive et sauvage.

26. De nos jours encore, le public populaire effectue une bonne part de ses achats de livres dans les « rayons librairie » des grands magasins et des hypermarchés.

27. Annonce du feuilleton Le Moulin du Grand Bé, dans La Croix, 23 mars 1907.

28. Annonce du feuilleton Nana, dans L'Humanité, 2 octobre 1907.

29. Le terme est emprunté aux recherches théoriques menées, principalement en Allemagne fédérale, sur l'esthétique de la réception artistique. Pour une première approche, dans une traduction française, voir Jauss, Hans-Robert, Pour une esthétique de la réception (trad. Maillard, C.), Paris, N.R.F. - Gallimard, 1978 Google Scholar.

30. Voir à ce propos Hoggart, Richard, La Culture du pauvre (trad. F. et Garcias, J.-C. et Passeron, J.-C.), Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1970, pp. 294295 Google Scholar : « Depuis plusieurs générations au moins, les membres des classes populaires voient dans la littérature qu'ils consomment une évasion sans conséquences. C'est, certes, une source de plaisir, mais qui est sans rapport avec la vie de tous les jours. La lecture reste pour eux une activité marginale (…). La lecture est un instrument plus qu'une valeur. »

31. Les auteurs de romans populaires ont souvent fait leurs débuts littéraires à l'ombre de mouvements ayant déjà atteint une certaine consécration. Quelques-uns, par exemple, sont des naturalistes attardés qui trouvent une survie littéraire en se déclassant (c'est le cas d'Hector Malot, de Maurice Leblanc, des frères Rosny). D'autres ont commencé par la poésie parnassienne, ou même le symbolisme (comme Gustave Le Rouge) avant de découvrir que la réussite du mouvement, qui consacrait ses chefs, ne permettaient plus aux épigones tardifs de trouver leur place sur le marché.

32. Le vote de l'amendement Riancey fut en partie motivé par l'élection d'Eugène Sue, présenté par les républicains-socialistes à une élection législative partielle dans Paris (28 avril 1850).

33. En 1851, l'Académie de Châlons mit au concours la question suivante : « L'influence de la littérature française de 1830 à 1850 sur l'esprit public et les moeurs ». Le lauréat fut Charles Menche de Loisne (secrétaire général de la police lyonnaise) qui écrivait : « Pendant vingt ans, sous toutes les formes, dans tous ses romans, Monsieur Sue a, par degrés, inoculé au peuple ses appels à la révolte et à la guerre. Lorsque le 24 juin la société a eu à se défendre contre la plus formidable des insurrections, que disaient ces malheureux qui l'attendaient avec un courage surhumain ? Ils disaient et ils pensaient ce qu'avait dit et pensé Monsieur Eugène Sue. Ils mettaient en action ses romans. Las de souffrir et de travailler, ils venaient, les armes à la main, réclamer leur part de jouissance et de félicité : Dieu, selon Monsieur Eugène Sue, n'a-t-il pas créé l'homme pour être heureux et, s'il ne l'est pas, n'est-ce pas la faute de la société ? » (Cité par Bory, Jean-Louis, Eugène Sue, le roi du roman populaire, Paris, Hachette, 1962 Google Scholar.)

34. Richter, Noë, Bibliothèques et éducation permanente, de la lecture populaire à la lecture publique, Bibliothèque de l'Université du Maine, 1981, p. 6.Google Scholar

35. Jules Langevin, Romans-revue, numéro spécial « Le Journal », 1913, pp. 116 et 120.

36. Maurice Talmeyr, « Le roman-feuilleton et l'esprit populaire », La Revue des Deux Mondes, septembre 1903, pp. 225 et 227.

37. Ce présupposé se retrouve encore de nos jours dans tous les discours sur « l'aliénation » du peuple par ses lectures ordinaires ; simplement l'ennemi a changé de camp et a désormais les traits d'une bourgeoisie machiavélique entravant par ses romans populaires les revendications et le progrès social.

38. Voir à ce propos La Croix des Comités (organe des diffuseurs de La Croix), 22 juin 1890 : « Nous sommes attaqués avec l'arme des feuilletons, et il faut nous défendre en opposant aux feuilletons du démon des feuilletons plus intéressants et excellents. Nos adversaires se remuent et cherchent des gens d'esprit, nous pouvons nous remuer et trouver mieux. Il en sera de cela comme de nos professeurs catholiques à opposer à ceux de l'Université préparés aux écoles normales. Le plus grand mal est que, par une fausse charité, on accepte des oeuvres faibles afin de faire plaisir à une dame, à un débutant, à un poète. Il faut du bon, et nous avons souvent péché, mais nous avons eu la contrition. »

39. Catalogue des Éditions de La Bonne Presse, 1912.

40. Cité par Touret, A., « L'influence d'Emile Guillaumin sur le syndicalisme paysan », dans Le Centenaire d'Emile Guillaumin, Paris, Klincksieck, 1975, pp. 5253.Google Scholar

41. Il faut excepter le roman anticlérical, qui fleurit à la fin du xixe siècle, mais qui n'a sans doute pas touché principalement le public populaire. Notons également que l'Union sacrée s'est traduite, même dans les journaux socialistes, par des feuilletons de propagande patriotique.

42. L'Humanité, 20 septembre 1909.